La genèse du réalisme interactif

fausse nouvelle de

Maurice Benayoun


La genèse du réalisme interactif

Au commencement c’était Noël, ou son anniversaire, ou le matin très tôt. Dieu reçut pour cadeau une machine à créer des mondes... La Genèse raconte un de ses premiers essais, certes encore maladroit mais c’est le seul que l’on connaisse.

Quand l’homme créa la réalité virtuelle, il ne cherchait plus à reproduire le monde, comme il avait autrefois tenté de le faire avec les images. Il cherchait maintenant à reproduire la machine originelle, le générateur de mondes. Cette machine qui pourrait lui permettre de créer de nouveaux univers, porteurs de vies nouvelles, d’expériences inouïes, de sensations inespérées. Par la machine, il avait le sentiment de pouvoir enfin agir sur les données initiales de l’univers. Le temps, l’espace, la matière, la vie, l’intelligence... autant de paramètres sur lesquels intervenir dorénavant. Il ne s’interrogea pas immédiatement sur la place que l’on pourrait accorder à ce travail, ni sur la portée de sa mission. Il s’activait avec le sérieux et l’enthousiasme des enfants qui ont enfin découvert Le Jeu. 
D’autres pendant ce temps cherchaient à changer le monde. Restructurer l’espace, gagner du temps, recréer la matière ou bricoler l’ADN. Le biais de son approche c’était qu’elle ne portait pas sur la matière, et que, bien qu’extrêmement onéreuse, elle puisait sa force dans l’absence totale de substrat matériel. De là, il en avait hâtivement déduit que son activité était inoffensive. Elle ne modifiait pas la matérialité des choses. Elle semblait plus proche du concept. Débarrassé des contingences physiques, il se sentait plus libre de créer le monde en adéquation avec la pensée. 

Cette expérience ne lui semblait pas totalement nouvelle. Il se rappelait que le langage avait permis de donner une présence immatérielle aux concepts les plus abstraits. Par la peinture, on avait représenté les univers les plus fous ou les plus semblables au notre. Grâce à elle, par l’assemblage des symboles, on avait réussi à construire les messages les plus improbables que le langage n’en finissait plus de tenter d’élucider. Cependant il percevait qu’il tenait là un nouveau moyen de révéler les choses. La création prendrait toute son énergie et peu lui importait qu’elle soit artistique. Il est clair qu’une fois de plus les catégories traditionnelles se révéleraient inopérantes. Faute d’inscrire son action d’emblée dans l’histoire de l’art, il devinait qu’elle jouerait un rôle important dans l’histoire des représentations...
 
Le chemin semblait clair alors, comme toutes les vraies illusions, et il l’empruntait avec enthousiasme. Bien sûr, grâce au nombre électronique, il irait plus loin, plus vite, et moins lourd que l’air !

Cependant il mesurait le chemin déjà parcouru et se disait qu’il devait en refaire le parcours s’il voulait reconnaître la route. A la renaissance, la perspective avait réduit le chemin qui séparait l’image de l’illusion optique. L’artifice complétait l’analogie formelle des éléments isolés en les insérant dans un simulacre d’espace profond à souhait. Un pas décisif était fait, mais dans quelle direction qui vaille qu’on la suive. Oubliant momentanément la valeur symbolique des choses, il s’intéressait à cette tâche qui semblait traverser les siècles avec une vigueur sans cesse renouvelée. Réduisant le réalisme au phénomène optique, la photographie poussait plus loin l’analogie formelle. Le réel n’avait qu’à bien se tenir, mis à plat comme jamais, et figé dans l’instant. Justement, l’instant que la photographie venait d’inventer, était aussitôt remis à sa place dans le cours du temps, merci le cinéma ! Nous seulement l’image plane ressemble au monde, mais elle bouge ! En introduisant le mouvement dans la représentation bi-dimensionnelle on réveillait les vieux démons. 

Si l’image pouvait bouger, si l’on pouvait reproduire la lumière, la matière, la couleur, le temps, pourquoi pas le son, le relief, l’odeur et toutes ces choses qui font que la terre est si drôle ou si triste à vivre. Les techniques se précipitaient au secours de l’art pour atteindre ce but. Ainsi, dans un bel ensemble, Stéréophonie et Stéréoscopie donnaient du relief à ce monde trop plat. 
L’homme vit que cela était beau. Bien calé dans son fauteuil, il contemplait maintenant le chemin parcourru pour rendre compte du réel et de ses dérives. 

Et la synthèse fut !
C’est dans ce même fauteuil qu’il fut donc dérangé, un peu plus tard, quand apparurent les premières images informatiques. Planes, colorées et animées, elles semblaient faites pour s’intégrer de plein droit dans la catégorie déjà très riche du cinéma, sous-catégorie de l’animation, genre de celle qui coûte cher et espèce encore maladroite. A y regarder de près, il fut quand même frappé de quelques singularités qui auraient dû en intriguer plus d’un, mais les autres étaient probablement encore trop abusés par la gesticulation imagière ambiante. Ce que l’animation de synthèse s’évertue à saisir, ce n’est ni le monde filmé du cinéma, ni le dessin en série de l’animation traditionnelle, mais ce sont des modèles. Ils simulent le volume mais n’ont pas nécessairement de référent réel. Pour lui, ce modèle autonome, indépendant de sa représentation bi-dimensionnelle, consacrait l’union du dessin et de la sculpture sur l’autel de l’immatérialité suprême. La formule était pompeuse, mais il trouvait que les grandes orgues accompagnaient merveilleusement une nouvelle naissance de cette envergure. 
D’ailleurs « re-renaisance » ne lui plaisait pas. Il se remit au travail.    

 Malgré tout, l’image de synthèse, c’était encore du dessin, fut-il tridimensionnel. Ce modèle géométrique était confronté, dans la machine, à d’autres modèles qui présageaient des évolutions prometteuses, sinon prométhéennes. Alberti a énoncé (mais sans les inventer) les principes de la perspective que nous connaissons. Ce sont ces mêmes principes que calculaient les ordinateurs d’aujourd’hui. Si l’on pouvait tracer à la main une épure d’architecte, en revanche, il était impensable que le peintre puisse appliquer les principes mathématiques de propagation de la lumière à chaque fois qu’il restitue le modelé harmonieux d’une odalisque de circonstance. C’est pourtant ce que faisait aisément l’ordinateur qui, fort du modèle physique qu’on lui a enseigné, rendait avec une rigueur implacable les moindres nuances d’une géométrie trop souvent imparfaite. Une image de synthèse, c’est un ensemble de modèles géométriques dans un ensemble modèles physiques. Certains même s’évertuaient à déduire le mouvement ou la forme de procédures mathématiques. Que celles-ci soient d’aimables détournements de la géométrie amusante de notre enfance ou l’application d’algorithmes de croissance ou d’évolution génétique, ce n’était plus la surface des choses qui était représentée mais le principe en jeu dans leur apparition. Ce n’était plus la surface du monde que l’on cherchait à reproduire mais les lois qui le régissent et qui sont la raison d’apparaître du réel

Qu’est-ce qui établirait la continuité entre des démarches aussi différentes que celle de Brueghel de Velours et celle de Karl Sims ? Un terme revenait dans sa réflexion qui servirait ici à désigner cette démarche de représentation. Le réalisme n’était pas pour lui un moment de l’histoire de l’art aux avatars les plus divers, mais cette volonté forcenée de traduire en image le réel tel qu’on le perçoit, le comprend ou l’imagine (le réel sert alors de matière pour façonner l’imaginaire). En ce sens Mondrian - pour prendre un exemple aux antipodes du sens commun - pourrait bien constituer un cas paradoxal de peintre réaliste, puisqu’en cherchant à traduire les principes fondamentaux qu’il prélève de l’expérience (l’arbre, la mer), il en conclut à la toute puissance de la verticalité et de l’horizontalité qui fondent sa production artistique. Comme K. Sims ou Michel Bret (et bien d’autres), Mondrian s’est intéressé au modèle génératif plutôt qu’à la forme achevée. 

L’histoire de l’art accompagne l’histoire des représentations. Celle-ci a toujours pris en compte un référent dont elle s’est évertuée à rendre compte où à transgresser : le réel. Le réalisme apparaît donc comme la modalité analogique de représentation du monde. Cette analogie ne porte pas nécessairement sur l’enveloppe extérieure des choses contrairement à ce que laisse supposer son insertion terminologique dans l’histoire de l’art. L’analogie peut résider dans l’imitation des processus, composantes génératives du réel.  Fort heureusement pour notre héros, cette conception du réalisme laissait grande ouverte la porte à l’imaginaire et ne limiterait nullement son activité à la simple reproduction mimétique du réel. Le symbolique trouverait sa place dans sa complémentarité naturelle d’avec l’analogique. Le dernier hébergeant le premier, on pourrait concevoir un monde où les structures de déplacement ou d ’évolution des éléments seraient analogues à celles de notre univers alors que les éléments eux-mêmes ne seraient identifiables que comme symboles. L’histoire de l’art est parcourue de ces glissements qui trouvent dans l’image numérique une nouvelle justification. 

L’homme trouva cela bon et se demanda s’il fallait s’en inquiéter. Inconscient qu’il était, il écarta cette idée et se préoccupa plutôt d’imaginer ou au moins d’identifier l’étape suivante dans la démarche réaliste nouvellement et fort confortablement redéfinie pour la circonstance.  

On savait faire des choses qui ressemblent à l’aspect extérieur du monde. Et nous savons tous que cela n’est pas toujours glorieux ! On savait imiter certains processus qui génèrent les êtres et les choses simples. On savait imiter certaines lois élémentaires de comportement : le déplacement, le mouvement, parfois même la vie sociale, l’évolution des groupes de lépidoptères et la culture du rutabaga. Tout cela pour produire de malheureuses images, certes superbes et bien animées, mais aussi bien plates et bien figées dans le temps. En cherchant à s’approcher du réel, l’homme se dit qu’il ne fallait pas imposer un point de vue unique et que le spectateur devrait pouvoir déambuler librement dans ces espaces presque nouveaux qui tentent de rattraper l’imagination. Il en était là de sa réflexion quand il découvrit que d’autres avaient quitté leur fauteuil et naviguaient allègrement dans des espaces ouverts à l’exploration. On parlait de réalité virtuelle et il était clair que dans la direction du réel, un nouveau pas était fait et qu’il fallait vite enchaîner si l’on ne voulait pas se casser la figure. S’immerger dans l’image, il l’avait fait sous toutes ses formes, mais déambuler librement dans une représentation lui paraissait une amélioration appréciable. Tel un fantôme, il parcourait euphorique des univers sans hommes qui, de toute façon, ne l’auraient pas vu. L’image était produite pour lui et pour lui seul, dépendante qu’elle était de ses propres déplacements. L’image de synthèse avait enfin trouvé la manière de se donner à voir. Evidemment le résultat était encore visuellement décevant et toute comparaison avec les images du passé ne laissait aucune chance à la technique émergeante. Mais les sages voyaient bien là le début du commencement de quelque chose. Ce qui n’était pas rien. 

Quoi de nouveau, se disait-il, sinon cette qualité particulière du temps que l’on a nommé « réel »? Ce terme ne serait-il pas là pour rappeler, par antiphrase, que nous somme dans la fiction ? Serait-il là pour souligner la confusion du temps du spectateur et du temps de la représentation ? La chose était déjà possible au cinéma. La confusion du temps du spectateur avec le temps de la diégèse des cinéphiles ? Ce serait le direct télévisé. Ne serait-il là que pour signifier que le retard dans le calcul de l’image par rapport à son affichage à raison de 25 ou 30 images par secondes est techniquement négligeable? La chose manquerait sincèrement de poésie. Il en déduisit que le temps est dit « réel » lorsque l’on a affaire à du direct télévisé depuis l’univers parallèle fictif dans lequel on évolue vers l’univers physique dans lequel on se trouve. Ou quelque chose comme çà ! 

Il se demanda aussi s’il avait affaire ici à un nouveau support de représentation. C’était une nouvelle scène mais ce n’était pas un nouveau support. L’informatique est un relais, elle n’imposait pas ici un support de représentation privilégié. On pouvait imaginer de la virtualité sur une toile, une sculpture, un écran cinématographique, un type nouveau de magazine, un papier générateur de texte. Les supports de réalité virtuelle sont variables à l’infini et le temps aidera peut être au choix. À moins que le virtuel ne consacre définitivement la secondarité du support au profit de la machinerie.

Il avait quitté son fauteuil, pourtant il savait combien c’était douloureux. Mais il fallait bouger. Bouger dans ces univers n’était pas totalement satisfaisant et son degré d’exigence allait croissant. Il croyait agir sur le monde artificiel mais il n’agissait que sur la camera. Il n’y avait pas d’interaction entre lui et le monde comme dans la vie, mais interaction entre lui et la caméra. Le voilà renvoyé en position d’observateur, de spectateur aidé. Il répétait : « Ce monde virtuel, je le visite mais je ne l’habite pas. Je le vois mais je ne le vis pas. »

A observer le monde, et il était là pour çà, il avait compris que ce qui faisait l’impression de réalité qu’il ressentait dans l’univers qu’il habitait, c’était la totale interaction entre les êtres et les choses, entre lui et l’ensemble de ce qui l’entoure., ce serait. Après avoir mis en oeuvre les principes d’évolution des êtres et des choses dans les mondes virtuels, aller plus loin dans le réalisme ce serait faire en sorte que ces êtres et ces choses prennent en compte sa présence dans leur univers. 

Il poursuivait son raisonnement : 
« Pour que je croie au monde il faudra d’abord qu’il croie à moi. »
En vérifiant que l’interaction totale constituait le stade ultime du réalisme, il croyait être parvenu à l’aboutissement d’un long processus qui avait occupé durant des millénaires les hommes désœuvrés. Il savait maintenant que le plus gros du chemin restait encore à parcourir. Alors l’homme chercha une échappatoire. Fallait-il, sous prétexte de parfaire le réalisme de la représentation, épouser l’ensemble des traits de la réalité. Faut-il que la fiction recouvre la vie ? Ou, comme dans la nouvelle de Borges, que la carte recouvre le territoire ? Il ne nous laissa pour toute réponse que cette phrase énigmatique : « oui, si c’est la carte du tendre ou bien celle des vins. Je sais ce qu’il me reste à faire...» . Et depuis plus rien...

Paris, le 19 décembre 1994.

NOTES DIVERSES (postérieures au texte d’IMAGINA mais utiles au propos)
Conférence du CRI université de Paris 1, printemps 95)

Le jeu d’enfant
L’enfant jouant se passe de technologie pour atteindre l’immersion. Son imaginaire supplée à l’inconsistance visuelle des univers évoqués. Ce monde sans risque du jeu d’enfant on le retrouve réinvesti par l’électronique et l’informatique du jeu vidéo. Pour que la machine se fasse oublier, il faut atteindre un très haut niveau d’interaction. supprimer les limites de notre action sur le monde. Ce n’est pas l’illusion d’un pouvoir absolu qui stimule le joueur c’est la recherche de la plus grande maîtrise des contraintes imposées par la règle de l’univers fictionnel., édictée par l’auteur. L’appropriation commerciale comme l’appropriation artistique... 

La question du support
C’est une nouvelle scène mais ce n’est pas un nouveau support. L’informatique est un relais, elle n’impose pas ici un support de représentation privilégié. On peut imaginer de la virtualité sur une toile, une sculpture, un écran cinématographique, un type nouveau de magazine, un papier générateur de texte. Les supports sont variable à l’infini et le temps aidera peut être au choix à moins que le virtuel consacre la secondarité du support au profit de l’opérateur (de la machinerie). La scène...