Diabolo ex machina

Dérives malignes de la sainte écriture (dévoyée par la technologie)

publié dans la revue Sarazine, N°4 (Malin)

Il ne dit pas ce qu'il pense (ou alors c'est qu'il fait semblant). Mais ça n'est pas grave, et ce n'est pas une réponse. Qu'elle était la question?

Il croit : Le monde est écrit, son texte est un ensemble de lois simples. Mais il pense aussi : Le monde est une dérive de ce texte. Le monde est un texte à la dérive. Et encore : Les règles sont simples et l'histoire en complique la lecture. L'histoire est la lecture de ce texte.

Sûr de lui : La virtualité est le propre du réel. (ça l'intéresse).

Plus tard est virtuel. Maintenant est actuel. Rien de ce qui est n'est devenir. L'image qui est n'est pas virtuelle. Le texte qui est écrit n'est pas virtuel. Et alors ?

Il aime : La puissance du silence.

Il dit : La fiction est le monde pensé par l'homme. La fiction écrite est une lecture finie du monde. C'est un parcours unique.

Il répond : La lecture est une interprétation. Elle est l'expression de la multiplicité du texte. La virtualité effraie parce qu'aucun texte ne l'épuise.

Il parle pour dire qu'il écrit ce qu'il voit. Que ça l'amuse et que ça lui fait peur.

Il pense aussi : Si le monde est écrit... Il pense que s'il le pense quelqu'un l'écrit. Quelqu'un le dit. Qu'ils se trompent. Qu'ils trompent. Et que même l'erreur est juste. Elle fait partie du texte. Où est la faute ?

Il répond : Le coupable est Malin. Parce qu'il dit qu'il ne sait pas. Qu'on ne peut pas savoir. Que le vrai est l'apparence du faux. Que la courbe est le plus court chemin entre deux points. Qu'elle contourne la distance. Que la distance est inutile. Qu'elle justifie l'effort. Que l'effort est inutile. Qu'il faut le rêve tout de suite. Que les premiers seront là avant. Que le réel est ingrat. Que le plaisir est jouissance du présent. Qu'il ne faut rien attendre d'après demain.

Tous ensemble : La machination est le propre du Malin. La machinerie est bonne pour les dieux de théâtre. La machine est trompeuse. Les limites de la nature fixent la barre haute. La machine se rit des barres. La machine numérique est la pire des machines. Elle réduit Tout en deux alors qu'il n'est qu'Un. Même quand il est trois. Que le Verbe se passe de discours. Que la machine est hors de soi. Que la vérité est intérieure. Que la machine est du latex et qu'il ne faut pas prendre de gants avec le monde.

Il se dit : La fiction est artifice. La fiction virtuelle, c'est le pire du réel. Mais le meilleur est pour la fin.

Et il répond : L'artifice est une modalité du monde. C'est le versant damné du réel. Un effet de l'art. L'artifice est malin. Il donne à voir. Il est la transparence provisoire de l'opacité. A travers lui, le monde devient lisible, ou plutôt l'illisibilité du monde n'est plus un mystère. Pas les Tables de la Loi, la pierre de Rosette.

Un monde parfait est un monde plat et rond. Mais il y longtemps qu'il est rond. Et un peu plat aussi parfois. Si Dieu est plat, alors le Diable est courbe. La courbe est la forme vers laquelle tend naturellement le corps. Le plat est un corps redressé. Plié à la règle.

Il argumente : C'est parce que le monde est courbe que l'horizon fuit. Le monde est à l'image du monde. Il épuise. L'animal sait : il est et il veut rester et se reproduire. Croître et multiplier. Trop souvent la conscience sème le trouble. L'homme sait : et ça l'encombre. Quand la survie n'est plus en cause Il se demande "quoi faire ?". Et aussi : "Pourquoi faire ?"

C'est là qu'il devient pénible, cet horizon qui fuit. Qu'il se sent perdu. Toujours entre deux lignes de la même surface sans en être le centre.

Alors : Séduit par la courbe et le trouble. Il invente le JEU. Une réussite. De celle que l'on recommence sans cesse. Un ensemble d'objectifs sans fin. Toujours renouvelés. Un passe-vie. Comprendre est de cet ordre. De celui qui fuit quand on l'approche. Qu'on remet sur le métier.

Il risque : La science (recherche fondamentale), la philosophie, l'art... Autant de phases du JEU. L'enjeu, ce n'est plus la survie du corps. C'est la justification du temps à vivre. Les espoirs remplacent l'espoir.

L'art du temps (de son temps) est une figure singulière du JEU. L'art d'inventer la règle. Et de si conformer. Et de la magnifier. Puis de la renouveler.

L'œuvre est manifeste, elle est règlement. Parfois elle le dit mieux que jamais. Si le chef-d'œuvre prône la meilleure règle - comme on dit : la meilleure étoffe - en jouant la meilleure partie, alors le pied-d'œuvre en test un argument, vérifiant les principes, éprouvant sa mise en œuvre. La grammaire ne fait pas la littérature.

Un monde sans fin ne peut être un monde écrit. Ou alors trop tard!

Le JEU est un plaisir sérieux, mais souvent solitaire.

Je visite le texte en touriste de l'écrit. Quotidiennement, c'est dans l'image aidée - par la machine - que j'éprouve les plaisirs du sens. Les mots donnent du poids aux choses. Ils figent dans une posture parfois inquiétante la lecture de l'ouvrage image. Ils en restent souvent la meilleure interface, un accès fléché. Leur usage ambigu est confortable. Il conserve de l'image la polysémie troublante, stimulante quand elle n'est pas gratuite. J'explore l'image dans ces formes mouvantes que l'on dit virtuelles, pour ne pas dire que le sens en a quitté la surface. J'ai quitté la fenêtre pour la porte, même s'il est souvent plus confortable de vivre à l'intérieur. Il ne faut pas tromper. Ces mondes à vivre ne sont pas plus faciles. L'image et l'écrit interactifs dérangent par le questionnement qu'ils imposent aux instances de l'art gardiennes de la Règle. Il faut le dire.

mb Paris, décembre 96

Sarazine, N°4 (MALIN) A.I.C.L.A.-M.A.S. 3, rue de la République, 78100 Saint-Germain-en-Laye