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Mascara, Fred Forest, et le Bazar de mon grand père

 

voici un courrier de Fred Forest qui me raconte en 1998

le bazar de mon grand père, Elie Benayoun

à Mascara, Algérie, notre ville natale commune. publié avec l'autorisation de l'auteur

 

Cher Maurice,

Faisant suite au e-mail que tu m'as adressé, me faisant savoir qu'en te baladant sur Internet tu avais découvert, à ta grande surprise, que nous étions tous les deux nés dans la même petite ville d'Algérie… Mascara. Je t'adresse donc ce texte après que ta mère m'ait bien identifiée comme étant un de ses anciens collègues de la poste de Mascara. Un bureau des postes, place de l'Argoub, où j'ai fait mes premières armes d'artiste de la communication comme agent auxiliaire des P T T …

Pour toi : un morceau de ta mémoire, connue ou ignorée (?)

Ta mère t'a donc confirmé, qu'il y avait un certain Claude Forest (c'était mon nom à l'époque, depuis comme artiste je suis devenu… Fred Forest !) qui travaillait à la poste de Mascara, comme étant un de ses collègues, du temps où le receveur s'appelait Monsieur Estrade et le chef de section Monsieur Benarous...

Je suis tout à fait convaincu qu'elle a du être très étonnée que je sois devenu, celui que je suis devenu, quand tu le lui as dit… ! Un artiste de la communication ! ! !

Je crois me souvenir qu'elle a travaillé à moment donné à la comptabilité téléphonique (tout se faisait à la main à l'époque, les calculettes n'existaient pas et les ordinateurs encore moins ...) dans une salle qui donnait sur la place au premier étage. Une salle qui était contiguë à celle du service du "télégraphe", où je sévissais, moi-même, faisant sur un vieux télex mes premières expériences d'artiste de la communication. J'ai pas mal d'anecdotes à raconter à ce sujet pour nourrir en légendes tous les livres d'art (électroniques) du troisième millénaire. Quand le hasard des colloques nous réunira autour de la même table, un de ces jours, comme c'est déjà arrivé, je raconterai au public présent dans la salle mes aventures professionnelles comme agent du télégraphe et du téléphone au bureau de poste de Mascara.. Un public qui ignorera tout, bien entendu, de ce qui nous lie désormais, du fait de notre lieu de naissance commun. Mais, en fait, même si je ne te regarde pas directement à ce moment-là, autour de la table du colloque en question, tu sauras pertinemment que ce sera à toi, et seulement à toi, que s'adressera en vérité ce "fragment" de mémoire. Fragment de mémoire " arraché " au continent africain, quelque part dans le Maghreb, sur lequel nous sommes nés, tous les deux, au même point géographique de la planisphère.

Mais, hors " antenne ", voici un fragment de mémoire (pour toi seulement !), puisque dans un e-mail précédent, tu me parles de ton grand-père. Et, aussi, une façon de le faire revivre en quelque sorte…

Ton grand père était un petit commerçant. Il avait son bazar dans un passage étroit qui s'appelait le passage Keepler. C'était une sorte de rue piétonnière avant la lettre, dans laquelle les voitures ne circulaient pas tant il était étroit. Coincé entre le mur blanc de la mosquée et son prolongement qui était un bain maure, et des maisons d'habitation, au bas desquelles, étaient installés quelques commerces. Ce passage montait légèrement vers la place de l'Église, et ce qu'on appelait alors, à l'époque, la "maison du colon" (on oserait plus maintenant .lui donner un tel nom !) avec un espace public, où poussait quelques faux poivriers; et au fond de cette ouverture le "monument au morts de la ville". Une sculpture de bronze, représentant, grandeur nature, un poilu de la guerre 14, casqué, baïonnette au poing. (lequel a été rapatrié, comme nous tous, depuis, pour être réinstallé dans une ville du sud de la France, comme une sorte de témoignage surréaliste de notre passé de pied-noirs). Mais je m'égare dans les labyrinthes de la mémoire, comme on s'égare aujourd'hui, si facilement, dans les bifurcations du réseau. .Donc, pour revenir à l'essentiel, le passage du bazar de ton grand-père se localisait dans le centre de la ville. Le passage Keepler, faisait face au marché couvert, avec sur sa droite le café Boffa (célèbre pour son billard professionnel...) et remontait légèrement sinueux, vers la place de l'église, en ayant pour ultime bâtisse, la pharmacie Bardy. Autant que je me souvienne, le commerce de ton grand père se situait plutôt vers le haut du passage, juste après une mercerie. Une petite boutique vitrée qui avait cette particularité (sans doute à cause d'une déclivité du terrain, ainsi rattrapée), qu'on y accède par deux marches inégales et hautes. La personne qui tenait cette mercerie était une femme rougeaude et rondelette, qui avait l'allure, en ces lieux, d'une alsacienne égarée en Patagonie. Derrière sa vitrine, elle regardait donc de toute sa hauteur les gens circuler sur le fond blanc du mur de la mosquée. Juste après la mercerie, et toujours sur la droite, (le mur de gauche du passage étant aveugle sur toute sa longueur...), se situait le bazar de ton grand-père. Une devanture sur le seuil duquel il y avait toujours quelques objets au sol, proposés à la vente : cuvettes de plastique, cordages, brouettes et landaus d'enfants...

Jamais très nombreux, les objets en question, ne débordaient que très raisonnablement de la boutique. Le passage Keepler étant lui-même très étroit, il fallait nécessairement ménager un couloir pour la libre circulation des piétons. Les marchandises exposées là, donnaient toutefois une idée des articles qu'on pouvait découvrir à l'intérieur; si on était assez avisé pour y pénétrer. .Autant que je m'en souvienne, ton grand-père était une personne plutôt réservée, avec des gestes lents et mesurés. Il donnait toujours sur un ton égal, des renseignements précis sur la marchandise qu'on venait cherchait dans sa boutique. Je crois me souvenir qu'il n'était pas grand de taille avec des lunettes rondes, mais ce qui est le plus présent dans mes souvenirs, sur son bazar (qui était aussi, il faut bien le dire, une des meilleures droguerie de Mascara !) c'etait une odeur très forte de "propre", un parfum qui était en quelque sorte un mélange hybride et étrange de tous les produits d'entretien et de toilette qui étaient entreposés-là, dans un désordre calculé. Une balle d'enfant, une toile cirée, ici ou là, étaient les seules notes de couleurs sur lesquelles le regard pouvait s'accrocher.

Je te raconterai un jour comment avec une caméra vidéo j'ai voulu, une fois, au titre de l'art, et après l'indépendance, en 1962, reconstituer la mémoire de Mascara, mais j'ai du abandonner l'idée faute de moyens financiers et, surtout, compte tenu du climat de violence qui saisit épisodiquement ce pays. A l'ère de l'ordinateur, on s'y mettra un jour peut-être, à nous deux, pour le faire ? Je ferai émerger par des mots des images du passé, et t'incombera la responsabilité de leur trouver une forme, un mouvement, un corps, qui puissent les ancrer dans notre présent électronique.

Sans en être sûr, à cent pour cent, j'espère toutefois que nos petits-enfants se rappelleront de la même façon de "nos" bazars, à nous, dans le domaine para-artistique qui est le nôtre. De nos boutiques ! Et si jamais cela n'était pas le cas, ce serait certes dommage pour eux, et finalement pas si grave, pour nous, car ainsi va la vie ! Bien à toi.

Fred Forest

www.fredforest.org

Par mail le 22 novembre 1998
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