On line, life line, art shifts


Texte pour la revue e-what, Conquest of Time (version française)

Maurice Benayoun avril 2002

Glissements de la donne spatio-temporelle. 2

Le réel référent et son spectateur. 2

L’échelle du monde et l’horloge biologique  2

L’écho, la lecture de l’espace comme temps. 3

Le miroir global 3

Le temps de vie : économie de la relativité absolue  4

Hyperfluidité et rugosité : La Planète Interdite  4

Le temps-matière dans les pratiques artistiques. 6

L’œuvre ouverte sur son devenir  6

La temporalité comme élément structurant de la composition. 6

Le temps passé, la trace. 7

Temps réel, interactivité et réalité virtuelle. 7

Le Virtuel et l’esthétique du devenir. 8

La plasticité intrinsèque du virtuel 8

La rhétorique du virtuel : générativité, évolutionnisme, comportementalisme. 8

P.S. L’art, le passe temps et autres pratiques ludiques de survie. 9

 


 

 

Glissements de la donne spatio-temporelle

 

Le réel référent et son spectateur.

C’est un lieu commun que de souligner l’incidence des technologies de l’information sur notre perception de l’espace et du temps. Il reste toutefois pertinent d’en étudier les implications sur la création artistique. Le projet est ici d’envisager de manière plus générale l’impact de ces mutations sur notre compréhension du statut de l’art et de son évolution parmi les pratiques humaines.

L’échelle du monde et l’horloge biologique

Quand la technologie permet la prise de contact et le dialogue instantané avec l’ensemble de la planète, c’est notre sentiment de la proximité qui est modifié. Au dix-neuvième siècle Napoléon définit la subdivision de l’état susceptible d’être administré qu’il nomme « département ». Chaque département est gouverné depuis un chef lieu. Les frontières du département sont définies, non pas en kilomètres ce qui ne prendrait pas en compte les irrégularités du relief, mais en fonction de la distance qu’un homme à cheval peut parcourir depuis le « chef lieu » pour atteindre la périphérie. La plus grande unité administrable doit être au maximum à une journée de l’instance administrative. La cartographie du pouvoir et les potentialités de son exercice étaient donc définis sur la base de l’unité de temps ramenée à l’expérience qu’a le corps de l’espace qu’il parcourt.  

 

Il semblerait qu’à l’aube du vingt et unième siècle les limites de l’espace gouvernable soient de la même manière situées à un jour des lieux de pouvoir. Seule la distance kilométrique a changé. A l’heure des réseaux, chacun peut agir à cette échelle. Réduisant le coût de l’échange, Internet modifie la taille de notre périmètre de proximité. Cependant, si nous pouvons partager le présent de l’autre distant de 20 000 Km, nous ne pouvons modifier notre horloge biologique. Celle-ci, fondée sur le cycle de rotation de la terre, nous déconseille de contacter quelqu’un dont on présuppose qu’il dort à la même heure. Les fuseaux horaires se superposent au temps universel pour contraindre l’échelle de la planète. S’il est maintenant possible de confondre les présents distants, multipliant liens et raccourcis qui créent un hyperespace complexe, le corps est là pour nous rappeler ce qui constitue l’ultime linéarité de notre perception : c’est le continuum physiologique : l’expérience physique que nous avons du temps subjectif.

Le montage cinématographique se joue de la représentation en enchaînant les points de vues éclatés d’une perception ubiquiste du monde. Il reproduit en cela des processus mentaux que notre intellect a eu vite fait de coder. Le monde numérique multiplie les raccourcis spatio-temporels que notre corps structurellement vieillissant ne parvient pas à intégrer. C’est probablement à notre capacité d’adaptation à cette nouvelle topologie que nous devrons le développement de nouvelles formes d’écriture qui prendront en compte sa spécificité.

L’écho, la lecture de l’espace comme temps.

Le temps de réponse de l’espace qui nous environne détermine notre perception de l’univers. L’angoisse qu’inspirent les espaces infinis ne vient pas d’un écho lointain qui tarde à venir mais de l’absence d’écho. Ce qui trouble dans l’espace virtuel, c’est l’absence de surface de rebond du son ou de l’image que l’on produit. C’est cette résistance du monde représenté qui donnerait dans un premier temps le sentiment de localisation et ensuite et surtout le sentiment d’existence.

A l’heure du Net mondial, c’est une géographie interrelationnelle qui se met en place. Ce n’est plus le bruit de nos pas qui résonne dans l’espace des réseaux, c’est la réponse au mail. C’est le temps de réponse au courrier qui définit la distance entre les individus. C’est une distance sociale faute d’être géographique qui asservi la notion d’éloignement à l’échelle des priorités. Virtuellement, le monde entier est accessible. Les limites de l’espace qui définissent notre univers informationnel sont celles qui résultent de notre capacité à obtenir une réponse personnalisée. C’est un espace défini par des frontières changeantes qui rappellent, en termes de pouvoir, les conquêtes territoriales.

Le miroir global

L’être au monde se ressent dans la prise de contact avec l’espace environnant. Pour l’enfant, c’est la prise en compte d’un espace distinct de l’espace fusionnel primitif. Au travers d’une perception syncrétique de l’espace, l’enfant développe son sentiment d’existence par la perception de la réactivité du monde. C’est la fonction miroir du monde qui lui permet de prendre conscience de son autonomie et des limites de sa réalisation. C’est parce qu’il est obstacle que le monde nous fait exister, c’est parce que, tel un miroir, il renvoie notre image que nous prenons conscience de notre contour comme interface et surface de contact.

Internet est à considérer comme un nouvel espace vital. Face à la virtualité de ses contours, l’utilisateur est amené à en tester les limites. Si le monde est à une journée de chacun de nous, comment supporter que ce monde ignore notre existence. Les chats et l’email, exaltent la fonction phatique des outils de communication en permettant à chacun de se mesurer à l’échelle de la planète. L’Internet est utilisé alors comme miroir de nos fantasmes. Dans le dialogue en ligne avec l’inconnu, l’échange se réduit le plus souvent à la confirmation de l’existence de chacun qui décline une identité d’emprunt. Bien souvent la fiction est la règle. L’autre, par convention accepte le simulacre et chacun en revient satisfait d’un miroir magique qui réfléchit enfin l’image de ses désirs. Le tout s’opère dans une non communication généralisée qui satisfait néanmoins, le succès en est la preuve, certains besoins dans un processus de survie qui pour changer d’échelle déplace les manques et les nécessités. [1]

 

Le temps de vie : économie de la relativité absolue

La mesure du temps, unité monétaire.

A une époque où le système marchand guide la production des objets culturels ainsi que l’ensemble des processus d’échange, la valeur à glissé et le temps de vie, au travers le plus souvent du temps d’attention, devient le véritable enjeu. Dans le champs du produit culturel, la communication et la publicité sur le produit semblent prévaloir, au moins comme préalable, sur la vente du produit lui-même, et l’objet de la négociation porte le plus souvent sur la fréquence et la durée de d’attention que le consommateur potentiel est susceptible d’investir comme participation à la dépense informationnelle. Il accepte ainsi la présence de messages commerciaux s’ils lui permettent d’obtenir satisfaction en termes de contenu à moindre frais.

La disparition de l’esclavage, remplacé par le salaire, nous a habitué à payer à la durée la force de production. Il faudra que l’on se fasse à l’idée de payer la paresse. Un droit certes légitime, dorénavant dûment rémunéré. Au moins pour ceux qui en font commerce. L’annonceur publicitaire, sur Internet comme sur l’ensemble des médias achète du temps de vie du client potentiel. Il achète de la présence et de la durée. De son côté le public « cible » accepte de payer pour du temps de loisir, de spectacle, de vacances, de retraite, bref pour pouvoir décider et jouir presque librement de son temps de vie ou de ce qui en reste. La valeur d’échange est devenu le temps que l’on accorde. Et l’on paie aisément plus cher ce qui nous fait « économiser » ce temps : les réseaux haut débit, les supersoniques et l’absence d’attente généralisée. On en finit par imaginer, comme certains le proclament, le temps où l’on naîtra avec un capital que l’on dépensera pour acquérir le droit à user librement de son temps.

Hyperfluidité et rugosité : La Planète Interdite

Le temps réel : distanciation et délai

On le sait, l’évolution des technologies de la communication tend vers une fluidification des échanges. Tout se passe comme si l’ultime fantasme de l’humanité serait de tendre vers une dématérialisation totale des valeurs d’échange. Des évolutions comparables se retrouvent dans le champs de l’énergie : le bois, le charbons, le pétrole, l’électricité, l’induction, les micro-ondes. La matière produisant la plus forte valeur ajoutée est probablement actuellement l’information. Les glissements économiques du champ de l’énergie vers celui de la communication ne sont plus à démontrer. Derrière ce qui pourrait se réduire à de simples enjeux économiques se trouve probablement l’aspiration de l’humanité à une extension de ses pouvoirs qui passerait outre les limites de la matière. Servant l’économie, la technologie tente accessoirement de satisfaire nos fantasmes.

Après Virilio on imagine qu’à l’ère du temps réel, l’hyperfluidité des échanges permise par les réseaux augmente le risque d’instabilité. La vitesse des flux monétaires activés simultanément depuis chaque point de la planète, à toute heure du jour et de la nuit, favorise l’hyperréactivité boursière. L’absence de friction, en réduisant l’inertie, augmente l’instabilité et donc le risque d’accident.

En réduisant le délai entre la décision et sa réalisation et en dématérialisant la représentation pour la rendre plus aisée à produire on réalise une des aspirations que l’humanité plaçait jusque là dans le magique ou le mystique. Un film culte des années cinquante, la Planète Interdite[2], raconte l’histoire des Krels qui sont allés tellement loin dans la maîtrise de la technologie qu’ils sont parvenus à obtenir de commander la matière par la pensée jusqu’au point que leurs rêves les plus insensés puissent être instantanément réalisés.

De nos jours il suffit de rêver suffisamment fort que deux avions s’écrasent sur les tours les plus hautes de New York pour que la chose se réalise. Le pensable est devenu possible et le possible est devenu aisément réalisable. Réduire la friction, c’est aussi réduire la possibilité de distanciation et donc offrir à chacun la possibilité d’avoir un impact démesuré en tout point de la planète.

Ce n’est que plus tard que l’on comprend pourquoi les Krels ont disparu. Si leurs rêves pouvaient se réaliser, leurs cauchemars aussi. Et c’est ainsi qu’ils se sont détruits les un les autres. Il suffisait d’y penser.

Quels rôles pour l’artiste en ligne :

On pourrait alors postuler que le rôle de l’artiste, dans le défrichage forcené des territoires numériques, est d’introduire de la rugosité là où tout semble aller de soi. Des surfaces de résistance. Augmenter les facteurs de distanciation.

L’artiste retrouve ainsi un rôle social. Impliqué dans les processus de communication, il participe à l’exploration du médium, à l’élaboration des outils, marquant le territoire de différentes manière. Il crée de la rugosité là où tout est trop lisse, de la transparence là où domine l’opacité et de la distorsion là où les lignes sont trop droites, les règles trop écrites et les frontières trop nettes. Si les choses étaient simples, son action se résumerait à l’équation suivante :

Rôle de l’artiste = Rugosité (le grain de sable) + distorsion (subjectivité : le point de vue du sujet dans la massification) + transparence (lisibilité : lectures multiples).

 

Le temps-matière dans les pratiques artistiques

L’œuvre ouverte sur son devenir

La conception traditionnelle de l‘œuvre d’art est directement liée à l’idée de mémoire et d’achèvement. La nature morte (still life), le paysage et le portrait constituent une forme de sublimation de l’image de la nature dans l’arrêt du temps. Échapper au pourrissement et gagner l’éternité au travers d’une forme idéalisée de la mémoire.  L’œuvre " achevée " satisfait un espoir : le désir de durer. Dans sa quête d’absolu la forme parfaite de l’œuvre achevé ne supporte pas l’à peu près, dit-on. L’achèvement, l’idée de la perfection de la forme arrêtée, c’est ce qui est remis en cause par cette œuvre ouverte d’un nouveau genre. Celle qui est issue du numérique, de la générativité, du virtuel fonde son esthétique sur le devenir, sur la prise en compte de la temporalité comme matière première de la création.

La temporalité comme élément structurant de la composition.

Depuis le temps du regard au temps de la visite.

La temporalité du tableau s’exprime dans le parcours du regard savamment guidé par la composition. C’est le temps de la réception qui construit parfois des moments de récit, des lectures diachroniques de l’œuvre.

La temporalité de l’œuvre interactive, c’est aussi celle vécue par le spectateur au moment de la réception de l’œuvre. C’est encore celle qui se déroule comme dans un film en une succession d’événements, composition temporelle qui s’ajoute à la composition spatiale du tableau. C’est enfin celle qui découle de la prise en compte du comportement et de l’action du visiteur, infléchissant la chronologie dynamique, enchaînant les événements qui abandonnent un instant une virtualité congénitale.

Dans un environnement virtuel, le cadrage disparaît puisque le regard en perpétuel déplacement peut choisir son angle, son point de focalisation, son recul alors que la fenêtre à bien souvent disparu au profit du faisceau mouvant du regard. Avec la disparition du cadre, c’est la composition qui perd son sens. Ce que l’auteur compose, c’est d’une part l’espace qui pourrait être celui de l’architecte ou du paysagiste, c’est aussi l’ensemble des règles qui régissent le devenir du monde qu’il donne à visiter. Et c’est bien là que s’applique l’écriture dans une pratique qui n’a plus rien à voir avec la composition canonique et qui cherche encore ses lois. La composition démiurgique de l’œuvre immersive se joue du temps comme d’une perspective. Il est la profondeur, ménage les découvertes, crée le relief et donne à l’ensemble un « effet de réel » à qui il prend le nom. Zénon aurait aimé faire l’expérience de cet inachèvement qu’il aurait lui-même décidé.

Le temps passé, la trace.

Ce n’est plus la trace de la brosse à la surface de la toile mais de notre circulation de point en point, de clicks en liens, de pages en sites, de choix sémantiques en actes de consommation d’où surgit l’œuvre. C’est aussi parfois la trace de notre circulation au-delà des réseaux dans les univers tridimensionnels (VR) dont le traçage devient parfois élément visible de la composition[3], parfois argument discret des mutations de notre environnement informationnel. Le monde réagit à notre présence, se construit autour de nos actions ou de nos déplacements. A l’image du réel il prend en compte notre présence. Contrairement au réel il lui donne un sens construit par l’auteur. Le spectateur/visiteur devient partie intégrante de l’œuvre qui est la trace signifiante de son passage[4].

Temps réel, interactivité et réalité virtuelle.

Le sentiment d’interactivité est indissociable de la notion de temps réel. Si la formule prête à discussion, l’expression « temps réel » n’en recouvre pas moins un concept technique : ce qui est produit à la vitesse où on le regarde de manière à ne laisser percevoir aucun délai entre l’action et la réaction qu’elle induit. Dans l’histoire des techniques de représentation, à l’exclusion des effets optiques, c’est la première fois qu’il est possible de produire l’image, le son, voire certaines sensations de façon quasi instantanée. Il en découle pour le spectateur la possibilité d’une représentation changeante et non gravée dans le marbre. Mais aussi une représentation qui peut réagir à nos actions. On ne perçoit l’interaction que lorsque la réaction est instantanée. Tout retard, dans sa reproductibilité, serait interprété en termes d’effet ou de distance –par exemple le bruit que fait la pierre en touchant l’eau du puits qui nous permet d’en estimer l’éloignement. C’est parce que je vois la lumière s’allumer en pressant le bouton que je comprends que ce bouton est l’interface qui me permet d’agir sur la lumière. Si l’allumage se déclenchait en retard, il me faudrait multiplier les expériences pour comprendre la relation de causalité.

 

Lorsque l’action détermine de façon immédiate des changements dans la représentation, la « réalité virtuelle » devient possible. Tout d’abord parce qu’il devient possible de déplacer le point de vue tout en sachant que la perspective en serait modifiée d’autant. Ensuite parce que le monde peut se reconfigurer pour réagir à notre présence. C’est aussi grâce au calcul en temps réel qu’il est possible d’introduire la virtualité dans la représentation. En effet, si la virtualité est le propre du réel, comme devenir potentiel en passe d’actualisation, elle est introduite par les technologies de la Réalité Virtuelle dans le domaine de la fiction. La fiction est enfin susceptible d’un devenir.

Le Virtuel et l’esthétique du devenir.

Les artistes s’approprient le virtuel car il semble apporter une réponse dans la représentation au sentiment d’accélération de l’histoire.  L’oeuvre ne cherche plus à traduire une perfection statique et définitive. Elle tente plutôt de traduire la mouvance des choses. L’écriture de l’oeuvre interactive se fait au travers de la définition et de l’organisation des facteurs de mutation et des paramètres d’interaction. Nous parlions de la nécessité de surfaces de rebond pour prendre la mesure de l’espace qu’on habite, ici le monde de fiction à vivre est une surface qui se donne à lire par sa manière de réfléchir l’image contingente du visiteur. Dans ce reflet, c’est la distorsion qui est la raison du sens. Dans un monde de fiction la normalité est un choix qui frappe par l’intention. Si dans un univers virtuel un objet qui tombe se brise sur le sol, le visiteur est frappé par ce choix de l’auteur alors que dans le monde physique le spectateur de l’incident s’interrogerait sur la nature de l’objet et l’ampleur de la perte.

Dans l’oeuvre interactive les lois du devenir trahissent l’intention de l’auteur. Dans le réel physique elles sont à comprendre mais ne justifient pas nécessairement l’interprétation.

La plasticité intrinsèque du virtuel

L’artiste joue de la virtualité car elle est la définition même de la plasticité. Est plastique ce qui est susceptible d’un devenir formel durable. C’est la virtualité de la forme incarnée dans la matière qui fait la plasticité.  C’est pour l’artiste l’opportunité d’un nouveau matériau qui s’offre à lui. Il en explore et en travaille les propriétés avec l’enthousiasme et la circonspection qui caractérise l’enfant qui découvre la plasticité de la glaise.  Maîtriser le devenir d’un univers conçu comme une construction signifiante. Jouer de ses surprises pour permettre au visiteur de vivre pleinement sa différence dans un dialogue unique, sans cesse renouvelé, et là pour lui seul.

La rhétorique du virtuel : générativité, évolutionnisme, comportementalisme.

Ces mondes préfabriqués sont autant de constructions de sens qui ne sauraient se passer de référent. Dans toute représentation l’homme recherche un point d’appui. Comme nous l’avons vu c’est l’écart par rapport à la norme qui fait sens. Dans la représentation photographique, le référent est la manière qu’a le monde de réfléchir la lumière qu’il reçoit. C’est ce que le photographe capture. C’est ce qui nous donne accès au sujet ainsi traduit. Dans la réalité virtuelle il ne s’agit pas nécessairement de créer un univers illusionniste fondé sur des effets de surface, si la perspective apparaît parfois plus comme contrainte que comme choix, ce qui intéresse l’artiste c’est comment les lois d’évolution et de comportement qui régissent l’univers qu’il donne à vivre vont servir le propos. Derrière la surface des choses représentées, s’articulent les lois qui structurent l’oeuvre. Elles déterminent :

Comment les choses apparaissent, évoluent, réagissent ?

Comment est construit l’espace ?

Comment sont définies les modalités d’interaction ?

Les modèles référents qui permettent de définir ces composantes sont à puiser dans le réel physique. Les modèles génétiques permettent d’alimenter les formes génératives de création, définissant des gènes algorithmiques. De même il faut explorer le potentiel structurel des théories évolutionnistes, analyser les comportements de individuels et collectifs pour les transposer dans l’ordre du symbolique.  C’est en effet à ce stade que cet infra-réalisme, fondé sur la référence aux strates qui derrière la surface des choses président à l’apparence du réel physique, dépasse le stade de la simple simulation. Les modèles comportementaux peuvent s’appliquer à des messages écrits, l’évolutionnisme peut s’appliquer aux mutations événementielles, les lois de comportement peuvent donner un sens nouveau à une architecture en perpétuel devenir, testant ses capacités d’adaptation sur le visiteur. La rhétorique du virtuel reste à écrire, elle passera nécessairement par l’analyse des tropes du genre mais il faudra pour cela que la matière soit plus largement travaillée, explorée, triturée.

P.S. L’art, le passe temps et autres pratiques ludiques de survie.

Le temps dans l’art, l’interaction, le jeu.

Il semblerait que l’introduction de l’interactivité dans le champ de la production culturelle ait fait basculer celle-ci vers un domaine réputé mineur : le jeu. Ma surprise fut réelle quand présentant ma première installation interactive[5] on m’objecta : « c’est un jeu vidéo ». Je comprenais bien qu’il y avait quelque chose de négatif derrière le commentaire mais il ne m’apparut qu’un peu plus tard que cela signifiait clairement… que ça n’avait rien à voir avec l’Art. Bien entendu il y avait quelque chose d’intentionnel dans la référence que je faisais au jeu dans cette installation qui transformait la quête de l’image de Dieu en jeu vidéo. Du moins formellement. Jean-Paul Fargier avait eu la courtoisie de parler dans Le Monde de « jeu vidéo métaphysique » et j’en suis venu à me demander si tout ne se passait pas au niveau de l’enjeu. Dans Dieu est-il plat ? il n’y a rien à gagner. C’est une situation questionnante comme bien d’autres que j’ai produites depuis. Les modalités du discours reproduisent néanmoins certains schémas propres au jeu vidéo. M’interrogeant sur le fait que cette forme m’apparaissait comme une évidence et comme une nécessité du propos, j’en suis venu à repenser la question du statut de l’acte artistique dans l’ensemble des activités humaines. J’espérais mesurer ainsi l’écart qui séparait cet objet de « l’oeuvre d’art véritable ».

Le temps à perdre, le passe temps et la création artistique.

Parmi les jeux, un jeu me paraissait à part, moins complexe et peut être plus emblématique. C’est ce que l’on appelle un jeu de patience. C’est en général un jeu qui se joue seul, on aligne les cartes à jouer dans un ordre immuable. Lorsque le hasard nous souris, l’ensemble du paquet se retrouve sur la table, sinon on reste bloqué et on est obligé de recommencer. Que l’on gagne ou que l’on perde cela ne change rien à ‘étape suivante qui consiste à rejouer. Il est rare de comptabiliser le nombre de réussites ou le nombre d’échec. En fait on gagne à tous les coups puisque l’objectif est ici de se créer une finalité d’emprunt, un objectif provisoire qui justifie que l’on accepte le temps qui passe grâce à ce « passe temps ». Que l’on accepte encore de ne pas avoir d’autre finalité que celle d’exister. 

 

La résignation, la vie en raccourcis.

Il m’apparaît maintenant que l’ensemble des activités humaines qui ne procèdent pas d’une fonction immédiate de survie (se nourrir, se reproduire, se protéger) emploient en fait le mode ludique comme unique solution pour continuer d’accepter ce qui semblait si difficile pour Pascal : rester à ne rien faire. Apprécier le temps qui passe sans même se créer de finalités provisoires en l’absence de finalités acceptables. Les domaines sont nombreux qui font appel au jeu pour nous aider à vivre. La philosophie, la recherche scientifique fondamentale, la théologie, et enfin la création artistique. L’objectif provisoire idéal doit être comme l’horizon, il fuit quand on l’approche. L’art est de ces jeux sans cesse recommencés et dans sa variante du vingtième siècle il fait de la définition de nouvelles règles sa finalité première. Le meilleur artiste serait alors celui qui joue le mieux les règles qu’il a inventées. Celui qui donne le plus de consistance au temps qui lasse les autres. Au vingt et unième siècle l’artiste sera peut être celui qui définit non seulement sa pratique mais les règles de mutation qui régiront la pratique des autres, et réciproquement, du moins le croira-t-il. Soucieux de ne pas me mettre dans une situation inconfortable, en refusant les planches de survie, je m’estimais provisoirement épargné pour avoir constaté qu’en explorant le jeu comme référent canonique de l’art interactif je ne faisais que rendre transparent un processus peut être légitime. Encore un simulacre qui donne du plaisir, pour un temps.

 

 



[1] Cf. sur le sujet l’installation Réalité Virtuelle et Internet : Crossing Talks, Communication rafting, biennale de l’I.C.C. Tokyo 1999.

[2] Forbidden Planet, Fred McLeod Wilcox, USA, 1956

[3] Cf. les œuvres de Masaki Fujihata dans lesquelles la trace du parcours visiteur devient un témoignage et un élément de l’univers graphique de l’auteur.

[4] Cf. les Tunnels virtuels, Dieu est-il plat ? ou Le Diable est-il courbe? Installations dans lesquelles l’espace architectural virtuel se construit autour du déplacement du visiteur. L’architecture est une pure potentialité qui s’actualise dans la visite. L’espace représenté n’a pas d’autre existence que cette actualisation. Dans le Tunnel sous l’Atlantique la structure de l’information, l’organisation spatiale des images découle aussi du comportement du visiteur interprété comme une trace à vitesse variable.

[5] Dieu-est il plat ? première des Grandes questions, exposition Artifice 3, Saint Denis, France, 1994