On line, life line, art shifts
Texte pour la revue e-what, Conquest of Time (version française)
Maurice
Benayoun avril 2002
Glissements de la
donne spatio-temporelle
Le réel référent
et son spectateur.
L’échelle du monde
et l’horloge biologique
L’écho, la lecture
de l’espace comme temps.
Le temps de
vie : économie de la relativité absolue
Hyperfluidité et
rugosité : La Planète Interdite
Le temps-matière
dans les pratiques artistiques
L’œuvre ouverte
sur son devenir
La temporalité
comme élément structurant de la composition.
Temps réel,
interactivité et réalité virtuelle.
Le Virtuel et
l’esthétique du devenir.
La plasticité
intrinsèque du virtuel
La rhétorique du
virtuel : générativité, évolutionnisme, comportementalisme.
P.S. L’art, le
passe temps et autres pratiques ludiques de survie.
C’est un lieu commun que de souligner l’incidence des
technologies de l’information sur notre perception de l’espace et du temps. Il reste
toutefois pertinent d’en étudier les implications sur la création artistique.
Le projet est ici d’envisager de manière plus générale l’impact de ces
mutations sur notre compréhension du statut de l’art et de son évolution parmi
les pratiques humaines.
Quand la technologie permet la prise de contact et le
dialogue instantané avec l’ensemble de la planète, c’est notre sentiment de la
proximité qui est modifié. Au dix-neuvième siècle Napoléon définit la
subdivision de l’état susceptible d’être administré qu’il nomme « département ».
Chaque département est gouverné depuis un chef lieu. Les frontières du
département sont définies, non pas en kilomètres ce qui ne prendrait pas en compte
les irrégularités du relief, mais en fonction de la distance qu’un homme à
cheval peut parcourir depuis le « chef lieu » pour atteindre la
périphérie. La plus grande unité administrable doit être au maximum à une
journée de l’instance administrative. La cartographie du pouvoir et les
potentialités de son exercice étaient donc définis sur la base de l’unité de
temps ramenée à l’expérience qu’a le corps de l’espace qu’il parcourt.
Il semblerait qu’à l’aube du vingt et unième siècle les
limites de l’espace gouvernable soient de la même manière situées à un jour des
lieux de pouvoir. Seule la distance kilométrique a changé. A l’heure des
réseaux, chacun peut agir à cette échelle. Réduisant le coût de l’échange,
Internet modifie la taille de notre périmètre de proximité. Cependant, si nous
pouvons partager le présent de l’autre distant de 20 000 Km, nous ne
pouvons modifier notre horloge biologique. Celle-ci, fondée sur le cycle de
rotation de la terre, nous déconseille de contacter quelqu’un dont on présuppose
qu’il dort à la même heure. Les fuseaux horaires se superposent au temps
universel pour contraindre l’échelle de la planète. S’il est maintenant
possible de confondre les présents distants, multipliant liens et raccourcis
qui créent un hyperespace complexe, le corps est là pour nous rappeler ce qui
constitue l’ultime linéarité de notre perception : c’est le continuum
physiologique : l’expérience physique que nous avons du temps subjectif.
Le montage cinématographique se joue de la représentation en
enchaînant les points de vues éclatés d’une perception ubiquiste du monde. Il
reproduit en cela des processus mentaux que notre intellect a eu vite fait de coder. Le monde numérique multiplie les
raccourcis spatio-temporels que notre corps structurellement vieillissant ne
parvient pas à intégrer. C’est probablement à notre capacité d’adaptation à
cette nouvelle topologie que nous devrons le développement de nouvelles formes
d’écriture qui prendront en compte sa spécificité.
Le temps de réponse de l’espace qui nous environne
détermine notre perception de l’univers. L’angoisse qu’inspirent les espaces
infinis ne vient pas d’un écho lointain qui tarde à venir mais de l’absence
d’écho. Ce qui trouble dans l’espace virtuel, c’est l’absence de surface de
rebond du son ou de l’image que l’on produit. C’est cette résistance du monde
représenté qui donnerait dans un premier temps le sentiment de localisation et
ensuite et surtout le sentiment d’existence.
A l’heure du Net mondial, c’est une
géographie interrelationnelle qui se met en place. Ce n’est plus le bruit de
nos pas qui résonne dans l’espace des réseaux, c’est la réponse au mail. C’est le
temps de réponse au courrier qui définit la distance entre les individus. C’est
une distance sociale faute d’être géographique qui asservi la notion
d’éloignement à l’échelle des priorités. Virtuellement, le monde entier est
accessible. Les limites de l’espace qui définissent notre univers
informationnel sont celles qui résultent de notre capacité à obtenir une
réponse personnalisée. C’est un espace défini par des frontières changeantes
qui rappellent, en termes de pouvoir, les conquêtes territoriales.
L’être au monde se ressent dans la prise de contact avec
l’espace environnant. Pour l’enfant, c’est la prise en compte d’un espace
distinct de l’espace fusionnel primitif. Au travers d’une perception
syncrétique de l’espace, l’enfant développe son sentiment d’existence par la
perception de la réactivité du monde. C’est la fonction miroir du monde qui lui
permet de prendre conscience de son autonomie et des limites de sa réalisation.
C’est parce qu’il est obstacle que le monde nous fait exister, c’est parce que,
tel un miroir, il renvoie notre image que nous prenons conscience de notre
contour comme interface et surface de contact.
Internet est à considérer comme un nouvel espace vital. Face
à la virtualité de ses contours, l’utilisateur est amené à en tester les limites.
Si le monde est à une journée de chacun de nous, comment supporter que ce
monde ignore notre existence. Les chats et l’email, exaltent la fonction phatique
des outils de communication en permettant à chacun de se mesurer à l’échelle
de la planète. L’Internet est utilisé alors comme miroir de nos fantasmes.
Dans le dialogue en ligne avec l’inconnu, l’échange se réduit le plus souvent
à la confirmation de l’existence de chacun qui décline une identité d’emprunt.
Bien souvent la fiction est la règle. L’autre, par convention accepte le simulacre
et chacun en revient satisfait d’un miroir magique qui réfléchit enfin l’image
de ses désirs. Le tout s’opère dans une non communication généralisée qui
satisfait néanmoins, le succès en est la preuve, certains besoins dans un
processus de survie qui pour changer d’échelle déplace les manques et les
nécessités. [1]
A une époque où le système marchand guide la production
des objets culturels ainsi que l’ensemble des processus d’échange, la valeur à
glissé et le temps de vie, au travers le plus souvent du temps d’attention,
devient le véritable enjeu. Dans le champs du produit culturel, la
communication et la publicité sur le produit semblent prévaloir, au moins comme
préalable, sur la vente du produit lui-même, et l’objet de la négociation porte
le plus souvent sur la fréquence et la durée de d’attention que le consommateur
potentiel est susceptible d’investir comme participation à la dépense
informationnelle. Il accepte ainsi la présence de messages commerciaux s’ils
lui permettent d’obtenir satisfaction en termes de contenu à moindre frais.
La disparition de l’esclavage, remplacé par le salaire,
nous a habitué à payer à la durée la force de production. Il faudra que l’on se
fasse à l’idée de payer la paresse. Un droit certes légitime, dorénavant dûment
rémunéré. Au moins pour ceux qui en font commerce. L’annonceur publicitaire,
sur Internet comme sur l’ensemble des médias achète du temps de vie du client
potentiel. Il achète de la présence et de la durée. De son côté le public « cible »
accepte de payer pour du temps de loisir, de spectacle, de vacances, de
retraite, bref pour pouvoir décider et jouir presque librement de son temps de
vie ou de ce qui en reste. La valeur d’échange est devenu le temps que l’on
accorde. Et l’on paie aisément plus cher ce qui nous fait « économiser »
ce temps : les réseaux haut débit, les supersoniques et l’absence
d’attente généralisée. On en finit par imaginer, comme certains le proclament,
le temps où l’on naîtra avec un capital que l’on dépensera pour acquérir le
droit à user librement de son temps.
On le sait, l’évolution des technologies de la communication
tend vers une fluidification des échanges. Tout se passe comme si l’ultime
fantasme de l’humanité serait de tendre vers une dématérialisation totale des
valeurs d’échange. Des évolutions comparables se retrouvent dans le champs de
l’énergie : le bois, le charbons, le pétrole, l’électricité, l’induction,
les micro-ondes. La matière produisant la plus forte valeur ajoutée est
probablement actuellement l’information. Les glissements économiques du champ
de l’énergie vers celui de la communication ne sont plus à démontrer. Derrière
ce qui pourrait se réduire à de simples enjeux économiques se trouve
probablement l’aspiration de l’humanité à une extension de ses pouvoirs qui
passerait outre les limites de la matière. Servant l’économie, la technologie
tente accessoirement de satisfaire nos fantasmes.
Après Virilio on imagine qu’à l’ère du temps réel, l’hyperfluidité des échanges permise par les réseaux augmente
le risque d’instabilité. La vitesse des flux monétaires activés simultanément
depuis chaque point de la planète, à toute heure du jour et de la nuit,
favorise l’hyperréactivité boursière. L’absence de friction, en réduisant
l’inertie, augmente l’instabilité et donc le risque d’accident.
En réduisant le délai entre la décision et sa réalisation
et en dématérialisant la représentation pour la rendre plus aisée à produire
on réalise une des aspirations que l’humanité plaçait jusque là dans le magique
ou le mystique. Un film culte des années cinquante, la Planète Interdite[2],
raconte l’histoire des Krels qui sont allés tellement
loin dans la maîtrise de la technologie qu’ils sont parvenus à obtenir de
commander la matière par la pensée jusqu’au point que leurs rêves les plus
insensés puissent être instantanément réalisés.
De nos jours il suffit de rêver suffisamment fort que deux
avions s’écrasent sur les tours les plus hautes de New York pour que la chose
se réalise. Le pensable est devenu possible et le possible est devenu aisément
réalisable. Réduire la friction, c’est aussi réduire la possibilité de
distanciation et donc offrir à chacun la possibilité d’avoir un impact démesuré
en tout point de la planète.
Ce n’est que plus tard que l’on comprend pourquoi les Krels ont disparu. Si leurs rêves pouvaient se réaliser,
leurs cauchemars aussi. Et c’est ainsi qu’ils se sont détruits les un les
autres. Il suffisait d’y penser.
On pourrait alors postuler que le rôle de l’artiste, dans
le défrichage forcené des territoires numériques, est d’introduire de la
rugosité là où tout semble aller de soi. Des surfaces de résistance. Augmenter
les facteurs de distanciation.
L’artiste retrouve ainsi un rôle social. Impliqué dans les
processus de communication, il participe à l’exploration du médium, à
l’élaboration des outils, marquant le territoire de différentes manière. Il
crée de la rugosité là où tout est trop lisse, de la transparence
là où domine l’opacité et de la distorsion là où les lignes sont trop
droites, les règles trop écrites et les frontières trop nettes. Si les choses
étaient simples, son action se résumerait à l’équation suivante :
Rôle de l’artiste = Rugosité (le grain de sable) +
distorsion (subjectivité : le point de vue du sujet dans la massification)
+ transparence (lisibilité : lectures multiples).
La conception traditionnelle de l‘œuvre d’art est
directement liée à l’idée de mémoire et d’achèvement. La nature morte (still life), le paysage et le portrait
constituent une forme de sublimation de l’image de la nature dans l’arrêt du
temps. Échapper au pourrissement et gagner l’éternité au travers d’une forme
idéalisée de la mémoire. L’œuvre " achevée " satisfait un espoir : le
désir de durer. Dans sa quête d’absolu la forme parfaite de l’œuvre achevé ne
supporte pas l’à peu près, dit-on. L’achèvement, l’idée de la perfection de la
forme arrêtée, c’est ce qui est remis en cause par cette œuvre ouverte d’un
nouveau genre. Celle qui est issue du numérique, de la générativité, du virtuel
fonde son esthétique sur le devenir, sur la prise en compte de la temporalité
comme matière première de la création.
Depuis le temps du regard au temps de la visite.
La temporalité du tableau s’exprime dans le parcours du
regard savamment guidé par la composition. C’est le temps de la réception qui
construit parfois des moments de récit, des lectures diachroniques de l’œuvre.
La temporalité de l’œuvre interactive, c’est aussi celle
vécue par le spectateur au moment de la réception de l’œuvre. C’est encore
celle qui se déroule comme dans un film en une succession d’événements,
composition temporelle qui s’ajoute à la composition spatiale du tableau. C’est
enfin celle qui découle de la prise en compte du comportement et de l’action du
visiteur, infléchissant la chronologie dynamique, enchaînant les événements qui
abandonnent un instant une virtualité congénitale.
Dans un environnement virtuel, le cadrage disparaît
puisque le regard en perpétuel déplacement peut choisir son angle, son point de
focalisation, son recul alors que la fenêtre à bien souvent disparu au profit
du faisceau mouvant du regard. Avec la disparition du cadre, c’est la
composition qui perd son sens. Ce que l’auteur compose, c’est d’une part
l’espace qui pourrait être celui de l’architecte ou du paysagiste, c’est aussi
l’ensemble des règles qui régissent le devenir du monde qu’il donne à visiter.
Et c’est bien là que s’applique l’écriture dans une pratique qui n’a plus rien
à voir avec la composition canonique et qui cherche encore ses lois. La
composition démiurgique de l’œuvre immersive se joue du temps comme d’une
perspective. Il est la profondeur, ménage les découvertes, crée le relief et
donne à l’ensemble un « effet de réel » à qui il prend le nom. Zénon
aurait aimé faire l’expérience de cet inachèvement qu’il aurait lui-même
décidé.
Ce n’est plus la trace de la brosse à la surface de la
toile mais de notre circulation de point en point, de clicks en liens, de
pages en sites, de choix sémantiques en actes de consommation d’où surgit
l’œuvre. C’est aussi parfois la trace de notre circulation au-delà des réseaux
dans les univers tridimensionnels (VR) dont le traçage devient parfois élément
visible de la composition[3],
parfois argument discret des mutations de notre environnement informationnel.
Le monde réagit à notre présence, se construit autour de nos actions ou de
nos déplacements. A l’image du réel il prend en compte notre présence. Contrairement
au réel il lui donne un sens construit par l’auteur. Le spectateur/visiteur
devient partie intégrante de l’œuvre qui est la trace signifiante de son passage[4].
Lorsque l’action
détermine de façon immédiate des changements dans la représentation, la
« réalité virtuelle » devient possible. Tout d’abord parce qu’il
devient possible de déplacer le point de vue tout en sachant que la perspective
en serait modifiée d’autant. Ensuite parce que le monde peut se reconfigurer
pour réagir à notre présence. C’est aussi grâce au calcul en temps réel qu’il
est possible d’introduire la virtualité dans la représentation. En effet, si la
virtualité est le propre du réel, comme devenir potentiel en passe
d’actualisation, elle est introduite par les technologies de la Réalité Virtuelle
dans le domaine de la fiction. La fiction est enfin susceptible d’un devenir.
Les artistes s’approprient le virtuel car il semble apporter
une réponse dans la représentation au sentiment d’accélération de l’histoire. L’oeuvre ne cherche plus à traduire une
perfection statique et définitive. Elle tente plutôt de traduire la mouvance
des choses. L’écriture de l’oeuvre interactive se fait au travers de la
définition et de l’organisation des facteurs de mutation et des paramètres
d’interaction. Nous parlions de la nécessité de surfaces de rebond pour prendre
la mesure de l’espace qu’on habite, ici le monde de fiction à vivre est une
surface qui se donne à lire par sa manière de réfléchir l’image contingente du visiteur.
Dans ce reflet, c’est la distorsion qui est la raison du sens. Dans un monde de
fiction la normalité est un choix qui frappe par l’intention. Si dans un
univers virtuel un objet qui tombe se brise sur le sol, le visiteur est frappé
par ce choix de l’auteur alors que dans le monde physique le spectateur de
l’incident s’interrogerait sur la nature de l’objet et l’ampleur de la perte.
Dans l’oeuvre interactive les lois du devenir trahissent
l’intention de l’auteur. Dans le réel physique elles sont à comprendre mais ne
justifient pas nécessairement l’interprétation.
L’artiste joue de la virtualité car elle est la définition
même de la plasticité. Est plastique ce qui est susceptible d’un devenir formel
durable. C’est la virtualité de la forme incarnée dans la matière qui fait la
plasticité. C’est pour l’artiste
l’opportunité d’un nouveau matériau qui s’offre à lui. Il en explore et en
travaille les propriétés avec l’enthousiasme et la circonspection qui
caractérise l’enfant qui découvre la plasticité de la glaise. Maîtriser le devenir d’un univers conçu comme
une construction signifiante. Jouer de ses surprises pour permettre au visiteur
de vivre pleinement sa différence dans un dialogue unique, sans cesse renouvelé,
et là pour lui seul.
Ces mondes préfabriqués sont autant de constructions de sens
qui ne sauraient se passer de référent. Dans toute représentation l’homme
recherche un point d’appui. Comme nous l’avons vu c’est l’écart par rapport à
la norme qui fait sens. Dans la représentation photographique, le référent est
la manière qu’a le monde de réfléchir la lumière qu’il
reçoit. C’est ce que le photographe capture. C’est ce qui nous donne accès au
sujet ainsi traduit. Dans la réalité virtuelle il ne s’agit pas nécessairement
de créer un univers illusionniste fondé sur des effets de surface, si la
perspective apparaît parfois plus comme contrainte que comme choix, ce qui
intéresse l’artiste c’est comment les lois d’évolution et de comportement qui
régissent l’univers qu’il donne à vivre vont servir le propos. Derrière la
surface des choses représentées, s’articulent les lois qui structurent l’oeuvre.
Elles déterminent :
Comment les choses apparaissent, évoluent,
réagissent ?
Comment est construit l’espace ?
Comment sont définies les modalités d’interaction ?
Les modèles référents qui permettent de définir ces
composantes sont à puiser dans le réel physique. Les modèles génétiques permettent
d’alimenter les formes génératives de création, définissant des gènes
algorithmiques. De même il faut explorer le potentiel structurel des théories
évolutionnistes, analyser les comportements de individuels et collectifs pour
les transposer dans l’ordre du symbolique.
C’est en effet à ce stade que cet infra-réalisme,
fondé sur la référence aux strates qui derrière la surface des choses président
à l’apparence du réel physique, dépasse le stade de la simple simulation. Les
modèles comportementaux peuvent s’appliquer à des messages écrits, l’évolutionnisme
peut s’appliquer aux mutations événementielles, les lois de comportement
peuvent donner un sens nouveau à une architecture en perpétuel devenir, testant
ses capacités d’adaptation sur le visiteur. La rhétorique du virtuel reste à
écrire, elle passera nécessairement par l’analyse des tropes du genre mais il
faudra pour cela que la matière soit plus largement travaillée, explorée,
triturée.
Il semblerait que l’introduction de l’interactivité dans le
champ de la production culturelle ait fait basculer celle-ci vers un domaine
réputé mineur : le jeu. Ma surprise fut réelle quand présentant ma première
installation interactive[5] on m’objecta : « c’est
un jeu vidéo ». Je comprenais bien qu’il y avait quelque chose de négatif
derrière le commentaire mais il ne m’apparut qu’un peu plus tard que cela
signifiait clairement… que ça n’avait rien à voir avec l’Art. Bien entendu
il y avait quelque chose d’intentionnel dans la référence que je faisais au
jeu dans cette installation qui transformait la quête de l’image de Dieu en
jeu vidéo. Du moins formellement. Jean-Paul Fargier
avait eu la courtoisie de parler dans Le Monde de « jeu vidéo
métaphysique » et j’en suis venu à me demander si tout ne se passait
pas au niveau de l’enjeu. Dans Dieu est-il plat ? il
n’y a rien à gagner. C’est une situation questionnante
comme bien d’autres que j’ai produites depuis. Les modalités du discours reproduisent
néanmoins certains schémas propres au jeu vidéo. M’interrogeant sur le fait
que cette forme m’apparaissait comme une évidence et comme une nécessité du
propos, j’en suis venu à repenser la question du statut de l’acte artistique
dans l’ensemble des activités humaines. J’espérais mesurer ainsi l’écart qui
séparait cet objet de « l’oeuvre d’art véritable ».
Parmi les jeux, un
jeu me paraissait à part, moins complexe et peut être plus emblématique. C’est
ce que l’on appelle un jeu de patience. C’est en général un jeu qui se joue
seul, on aligne les cartes à jouer dans un ordre immuable. Lorsque le hasard
nous souris, l’ensemble du paquet se retrouve sur la table, sinon on reste
bloqué et on est obligé de recommencer. Que l’on gagne ou que l’on perde cela
ne change rien à ‘étape suivante qui consiste à rejouer. Il est rare de
comptabiliser le nombre de réussites ou le nombre d’échec. En fait on gagne à
tous les coups puisque l’objectif est ici de se créer une finalité d’emprunt,
un objectif provisoire qui justifie que l’on accepte le temps qui passe grâce à
ce « passe temps ». Que l’on accepte encore de ne pas avoir d’autre
finalité que celle d’exister.
La résignation, la
vie en raccourcis.
Il m’apparaît
maintenant que l’ensemble des activités humaines qui ne procèdent pas d’une
fonction immédiate de survie (se nourrir, se reproduire, se protéger) emploient
en fait le mode ludique comme unique solution pour continuer d’accepter ce qui
semblait si difficile pour Pascal : rester à ne rien faire. Apprécier le
temps qui passe sans même se créer de finalités provisoires en l’absence de
finalités acceptables. Les domaines sont nombreux qui font appel au jeu pour
nous aider à vivre. La philosophie, la recherche scientifique fondamentale, la
théologie, et enfin la création artistique. L’objectif provisoire idéal doit
être comme l’horizon, il fuit quand on l’approche. L’art est de ces jeux sans
cesse recommencés et dans sa variante du vingtième siècle il fait de la
définition de nouvelles règles sa finalité première. Le meilleur artiste serait
alors celui qui joue le mieux les règles qu’il a inventées. Celui qui donne le
plus de consistance au temps qui lasse les autres. Au vingt et unième siècle
l’artiste sera peut être celui qui définit non seulement sa pratique mais les
règles de mutation qui régiront la pratique des autres, et réciproquement, du
moins le croira-t-il. Soucieux de ne pas me mettre dans une situation inconfortable,
en refusant les planches de survie, je m’estimais provisoirement épargné pour
avoir constaté qu’en explorant le jeu comme référent canonique de l’art
interactif je ne faisais que rendre transparent un processus peut être
légitime. Encore un simulacre qui donne du plaisir, pour un temps.
[1]
Cf. sur le sujet l’installation Réalité Virtuelle et Internet : Crossing Talks, Communication
rafting, biennale de l’I.C.C. Tokyo 1999.
[2] Forbidden Planet, Fred McLeod Wilcox,
[3] Cf. les œuvres de Masaki Fujihata dans lesquelles la trace du parcours visiteur devient un témoignage et un élément de l’univers graphique de l’auteur.
[4] Cf. les Tunnels virtuels, Dieu est-il plat ? ou Le Diable est-il courbe? Installations dans lesquelles l’espace architectural virtuel se construit autour du déplacement du visiteur. L’architecture est une pure potentialité qui s’actualise dans la visite. L’espace représenté n’a pas d’autre existence que cette actualisation. Dans le Tunnel sous l’Atlantique la structure de l’information, l’organisation spatiale des images découle aussi du comportement du visiteur interprété comme une trace à vitesse variable.
[5] Dieu-est il plat ? première des Grandes questions, exposition Artifice 3, Saint Denis, France, 1994